Certaines fissures sont inévitables. Elles font partie du fonctionnement du béton. Mais comment les reconnaître ? Sont-elles nocives pour l’ouvrage ? Paul Acker* en explique les principes.
Certaines fissures sont inévitables dans un ouvrage en béton : les fissures de flexion, qui font partie du fonctionnement mécanique des poutres en béton armé, et certaines fissures de retrait, en peau et dans les angles rentrants. Dans cette première partie, nous expliquons comment identifier ces fissures béton et s’assurer qu’elles ne présentent aucun risque pour les armatures et pour la durabilité de l’ouvrage. La partie II, à retrouvez prochainement, montrera comment identifier, expliquer et traiter les fissures qui présentent un risque.
1 – Pourquoi certaines fissures béton sont inévitables ?
Deux types de fissures, au moins, sont inévitables dans les ouvrages en béton armé (BA) : les fissures de flexion dans les poutres et les fissures de peau dues aux retraits du béton. On les identifie grâce à leur position et à leur pattern (forme et paramètres géométriques) qui en constituent une véritable signature [Lire description dans l’encadré “Les fissures de fonctionnement du béton armé”]. Lorsque les règles de l’art sont respectées, ces fissures n’altèrent pas la durabilité de l’ouvrage, parce que ces règles (de dimensionnement, de formulation et de mise en œuvre) ont pris en compte les questions de durabilité et ont été, au fil de l’expérience (plus d’un siècle, en France), ajustées, corrigées, calibrées pour cela.
L’essentiel est de contrôler l’ouverture des fissures, car, au-dessus d’un certain seuil, la protection des armatures contre la corrosion cesse d’être assurée. Les règlements du BA définissent donc des classes d’environnement et fixent, pour chacune de ces classes, des limites aux ouvertures de fissure. Les Eurocodes, par exemple, limitent une ouverture à 0,3 mm sous combinaison quasi-permanente pour des surfaces de béton exposées aux intempéries extérieures courantes.
Performance mécanique
Ces fissures sont nécessaires au fonctionnement économique du béton armé : en effet, quels que soient son âge et sa résistance, un béton fissure dès qu’il atteint un allongement de l’ordre de 0,15 mm/m (150 x 10-6 ou 0,15 ‰). Or, tant que le béton ne fissure pas, l’allongement de l’acier reste égal à celui du béton et sa tension ne dépasse donc guère 30 MPa, soit à peine 10 % de ses capacités. Le béton armé n’aurait donc pas du tout la performance mécanique qu’on lui connaît (ni son coût !), si on n’acceptait pas que le béton des poutres BA soit fissuré.
2 – Pourquoi, en dessous d’une certaine ouverture, des fissures béton sont-elles sans danger ?
Aujourd’hui, on peut expliquer la pertinence physique de cette valeur de 0,3 mm de la manière suivante : sous l’effet des variations climatiques (température et hygrométrie) et des précipitations, la teneur en eau dans la fissure et dans les pores qui l’entourent, varie en permanence de manière cyclique. Quand il pleut, l’eau peut pénétrer dans les fissures de surface et lorsque l’humidité augmente ou la température baisse, de l’eau peut condenser dans les fissures les plus fines. Or, en dessous d’une certaine ouverture, les forces capillaires sont telles que l’eau liquide ne peut se déplacer, ou alors uniquement vers des pores plus fins, mais jamais vers la surface.
Et la corrosion ?
Et comme l’air et la vapeur ne véhiculent pas d’ions, les mouvements d’eau et d’humidité ne peuvent pas modifier la chimie locale, en particulier la teneur en chaux et le pH du matériau, qui sont essentiels à la protection des armatures. S’agissant de la carbonatation, plusieurs études ont montré que la fissuration n’ajoutait rien à l’effet de la porosité (il suffit de penser aux ordres de grandeur respectifs : la porosité d’un béton, qui carbonate, dépasse 15 % du volume total, la fissuration n’atteint jamais 0,2 %).
Par contre, au-delà d’une certaine ouverture, les forces capillaires ne sont plus suffisantes et l’eau peut circuler à l’intérieur de la fissure et déplacer des ions (processus de lixiviation), ce qui peut conduire, à terme, à une chute du pH et, par suite, à la corrosion des armatures. Un processus que l’on ne sait plus maîtriser. C’est pourquoi ces valeurs limites doivent être respectées.
En même temps, ceci montre que toute autre fissure, de retrait par exemple, tant que son ouverture reste dans les mêmes limites, ne met pas non plus en danger la durabilité de l’ouvrage.
Les fissures de fonctionnement du béton armé
Les schémas de fonctionnement des différents éléments de structure en béton armé (poutre, dalle, poteau, tirant, etc.) sont connus. Ils sont à la base des calculs de dimensionnement
- Fissuration du tirant: En partie courante, on est toujours en traction simple, et, sauf dimensionnement particulier (et alors non économique), le béton est toujours fissuré. Les fissures sont planes, parallèles et régulièrement espacées. On peut montrer que cet espacement est compris entre une fois et deux fois la longueur d’ancrage des armatures (qui varie de 30 à 60 cm selon leur diamètre). En fait, on constate que la dispersion des espacements est très faible, le plus souvent parce que les fissures se localisent sur les armatures transversales (cadres ou épingles) qui constituent, pour ces fissures, des points d’amorçage.
- Fissuration de la poutre isostatique (typiquement sur deux appuis simples) : celle-ci est fissurée dans la partie inférieure de la zone centrale (en longueur, la distribution des tractions a l’allure d’une parabole, donc elle est maximale au centre et est relativement uniforme dans le tiers central) et l’on peut affirmer, en fonctionnement normal, trois choses de plus :
a - Les fissures ne doivent pas remonter au-dessus de l'axe neutre (en vert), au-dessus duquel le béton est en compression (en bleu). Seul, l'acier est en traction (en rouge).
b - elles sont espacées de manière régulière, de 20 à 60 cm selon le diamètre des armatures, elles-mêmes liées à la taille de la poutre et à l’espacement des cadres) ;
c - leur ouverture doit être inférieure à 0,3 mm, parce que le règlement a été conçu et calibré pour cela.
Tout écart par rapport à ces trois règles est dû à une autre cause.
- Fissuration de la poutre hyperstatique (poutre continue ou encastrée sur ses appuis) : la zone des tractions inférieures est juste un peu moins longue (la parabole des moments est décalée vers le haut, avec des pics sur les appuis), et on a des tractions en face supérieure au niveau des appuis. Ces fissures sont moins visibles que les précédentes. Soit parce que la dalle est en béton et collabore dans une plus grande largeur (table de compression). Soit parce qu’une fissure se localise dans l’angle avec le poteau du niveau supérieur. Dans les ponts, ces fissures aux appuis sont plus sensibles aux variations climatiques.
Le cas de la dalle : pour l’essentiel, le fonctionnement est celui de la poutre, sauf que l’axe neutre étant le plan médian, les fissures sont peu profondes (< d/2, où d est l’épaisseur). Et, par conséquent [Lire encadré “Le séchage du béton”], la distance entre deux fissures ne peut pas dépasser l’épaisseur de la dalle. Elles sont donc plus rapprochées que dans les poutres et d’autant moins ouvertes.
3 – Pourquoi la peau du béton est-elle toujours fissurée ?
S’agissant du retrait de dessiccation, il faut mettre à part le cas des bétons de hautes performances (BHP) et des fibrés de fibres à ultra hautes performants (Béfup). Lorsque le rapport E/C initial est inférieur à 0,40, la seule hydratation du ciment fait chuter l’humidité interne et, dès que celle-ci passe en dessous de l’humidité ambiante, ces bétons ne perdent plus d’eau par dessiccation.
Ces bétons font bien du retrait (retrait d’auto-dessiccation), mais ce retrait est uniforme et ne génère pas (ou très peu) de contraintes internes, ni d’effets de surface. Ce type de retrait ne provoque des fissures que lorsque le béton est coulé en place (ou coulé en plusieurs phases) par un effet de retrait gêné, qu’on appelle restreinte et qu’on peut quantifier par le rapport entre la rigidité mécanique de la pièce qui fait du retrait et celle de la structure qui s’y oppose.
Faïençage
Par contre, les bétons qui ont des rapports E/C initiaux supérieurs à 0,40 sont toujours en déséquilibre avec l’humidité ambiante. Le processus de séchage peut durer plusieurs décennies et le retrait produit d’abord des tractions en surface [Lire encadré “Le séchage du béton”]. Ainsi, sur un voile de 20 cm d’épaisseur, la profondeur de ces fissures ne peut dépasser 5 cm (car il ne peut y avoir de tension en surface sans compression dans l’intérieur pour équilibrer ces tensions), leur densité reste donc élevée et leur ouverture rarement visible. Ce n’est pas le cas sur les pièces de plus grande épaisseur ou sur les dallages, où ces fissures apparaissent alors à l’œil, sous la forme bien connue de faïençage.
4 – Pourquoi les fissures dans les angles rentrants ?
Sauf dans le cas (improbable dans les conditions du BTP) d’une sollicitation parfaitement isotrope, les équations de la Mécanique des solides montrent qu’au voisinage d’un angle rentrant (c’est-à-dire supérieur à 180°, côté béton), les contraintes tendent vers l’infini.
Le séchage du béton
Le processus de séchage du béton, qui génère un retrait, est extrêmement lent. Dans un mur, par exemple, il se déroule en deux phases : dans une première période (courbes A, B et C), il n'affecte que la surface et ne génère que des fissures de peau, dont la profondeur ne peut pas dépasser la profondeur tendue, soit moins de 1 cm au bout de 5 j, de 2 cm au bout de 3 semaines, 4 cm à 3 mois et 8 cm à un an. La seconde phase (courbes C, D et E), pendant laquelle le séchage est traversant, dépend de l'épaisseur du voile : pour un voile de 16 cm d'épaisseur, il commence au bout d'un an et dure plus de 10 ans. Pour un voile de 32 cm, il faut multiplier ces chiffres par 4 et, pour une épaisseur de 1 m, par 40.
Comme il est très délicat (et coûteux) de réaliser des arrondis à toutes les arêtes concaves, on a donc, sous la moindre sollicitation (le retrait n’est jamais nul, ni totalement libre), une amorce de fissure dans tous ces angles. Il faut ajouter que l’amorce de la fissure intensifie la concentration de contrainte (l’angle passe de 270° à 360°) et que sa propagation ne fait que déplacer la singularité, même si c’est, bien sûr, vers une situation qui réduit l’énergie élastique.
Renforts d’armatures
C’est la raison pour laquelle le DTU Mur prévoit toujours des renforts d’armatures aux angles des portes et des fenêtres. En fait, de tous les angles rentrants. Il suffit “d’oublier” un seul renforcement, sur un voile de bâtiment, pour que la fissure, sous l’effet du retrait gêné par son support (encastrement en pied), se localise à cet endroit.
En horizontal, sur les dallages et les chapes, on a le même problème, au moindre contour de poteau, de fondation, de cheminée… Le fait que la fissure déplace la singularité géométrique avec elle explique pourquoi ces fissures peuvent être longues (et donc ouvertes et visibles), même pour de faibles valeurs du retrait du matériau. C’est pourquoi, ces fissures dépendent beaucoup plus de la géométrie et des conditions aux limites mécaniques (encastrements et frottements) que des propriétés du matériau.
Paul Acker, consultant
*Ancien directeur de recherche à l’Ifsttar
*Ancien directeur scientifique chez Lafarge