En 1935, le département du Lot-et-Garonne ouvrait un concours pour la reconstruction sur le Lot, à Clairac, d'un nouveau pont. Ce dernier remplaçant un pont suspendu, qui datait de 1833 et qui ne répondait plus aux exigences modernes de la circulation.
Au cœur de l’Aquitaine, sur les bords du Lot, à quelques kilomètres du confluent avec la Garonne, le petit village de Clairac a connu une histoire riche en activités et évènements : siège d’une abbaye, place forte de la réforme huguenote, et prospère cité agricole et commerçante autour de la culture de la vigne, du tabac ou de la prune. De tout temps, la traversée du Lot fut un enjeu marchand et militaire. Pendant longtemps, celle-ci se faisait avec un bac à traille que l’on peut voir sur une gravure éditée par “Le Mercure français”,après le siège de la ville en 1621.
Sous la restauration, le premier pont
Aussi, quand Louis-Philippe signa, le 29 novembre 1831, une ordonnance approuvant l’adjudication de la construction d’un pont et autorisant la perception d’un péage, ce fut une petite révolution ! L’adjudication se fit au bénéfice des “Sieurs Balguerie et compagnie”, descendants de l’une des plus anciennes familles du village, qui comptait alors plusieurs négociants et armateurs à Bordeaux, comme Pierre Balguerie-Stuttenberg qui avait racheté en 1816 à l’Etat le droit de construire à Bordeaux le fameux Pont de pierre contre une concession de 99 ans. Quelques années plus tard, son neveu Pierre-Adolphe Balguerie décida de construire un pont à Clairac. Les statuts de la société furent déposés le 15 octobre 1831 : 275 000 FR étaient investis, et les 275 actions portaient sur leur en-tête : “Compagnie du pont de Clairac, société anonyme pour la construction d’un pont sur le Lot à Clairac, par bail emphytéotique de 99 ans”.
Mais ce que n’avait pas prévu les Balguerie, c’est qu’une loi allait être votée le 30 juillet 1880, prescrivant la suppression des péages dans un délai de 8 ans. Aussi une convention de rachat fut passée entre le département de Lot-&-Garonne et les concessionnaires, ratifiant le transfert de propriété au 1erjanvier 1889.
Simon Boussiron et Nicolas Esquillan
Au XXesiècle, le pont suspendu ne correspondait plus à la vie commerciale et industrielle de la petite ville. Aussi, le département lança en 1935 un concours pour la construction d’un nouveau pont, remporté par la société Boussiron. Une entreprise créée en 1899 par Simon Boussiron (1873-1958), qui travaillait jusque-là pour les établissements Eiffel. Il avait dédié son entreprise au béton armé, dont il avait saisi le potentiel constructif. Pionnier dans son domaine, il fut l’un des fondateurs, en 1903, de la chambre syndicale des Constructeurs en ciment armé. Il fut à l’origine de nombreux grands projets, battant souvent des records du monde, comme le pont de La Roche-Guyon détruit en 1940, d’une portée de 161 m. Le pont de Tancarville, inauguré en 1959, fut l’un de ses derniers grands projets. Pour Clairac, Simon Boussiron confia le projet à son plus brillant ingénieur, chef d’études des ouvrages d’art, Nicolas Esquillan (1902-1989). A l’image d’un Eugène Freyssinet dont le nom est aujourd’hui plus connu que le sien, Nicolas Esquillan fut l’un des grands professionnels du béton armé. Il y a plus de 60 ans, le Cnit de La Défense fut l’une de ses plus spectaculaires réalisations. C’est lui qui apporta la solution technique au projet proposé par Pier Luigi Nervi aux trois architectes Bernard Camelot, Jean de Mailly et Bernard Zehrfuss.
Trois parties composent l’ensemble
Suivons Nicolas Esquillan à travers un article qu’il publia, en janvier 1941, dans la revue “Travaux”, l’organe de la chambre syndicale des constructeurs en ciment armé de France. [ill 6, Travaux]Tous les concurrents présentèrent des ouvrages à tablier inférieur, en béton armé ou en métal. Simon Boussiron remit un projet où le Lot était franchi par trois “bow-strings”, dont le principe renvoie les efforts verticaux sur la culée, le tablier travaillant en traction. Mais la beauté du site devant être respectée, Simon Boussiron modifia son projet avec des arcs en dessous. Trois arcs en béton armé, sans tirants, qui offraient un caractère de stabilité favorable à la durabilité du pont. Connaissant la violence des crues du Lot, les ingénieurs choisirent des structures les plus ajourées possible, dessinant ainsi un pont d’une grande légèreté : arcs encastrés amincis, montants espacés, arrêt des piles au niveau de la naissance des arcs, tout concourrait à ce résultat. Le pont fut placé légèrement en amont du pont suspendu, qui continua à fonctionner pendant les plus de deux ans que dura le chantier.
Comme le commandait le concours, trois parties composent l’ensemble : le pont à trois arches sur le Lot, avec une chaussée large de 6 m, le viaduc principal de près de 50 m du côté de Clairac, destiné à rejoindre la route de Villeneuve, grâce notamment, à un talus de remblai, et le viaduc latéral de 55 m qui rejoignait le quai.
Pour permettre à ce chantier de se réaliser dans les meilleures conditions, un échafaudage fut construit sur des palées de pieux en bois, réservant des passes libres de 12 m, afin de laisser filer les corps flottants en période de crues. À l’emplacement de chaque pile, des plates-formes sur pilotis ont été construites pour l’exécution des caissons en béton armé à l’aplomb de leur emplacement définitif. En juillet 1937, la construction in situet la mise en place des caissons pouvaient se faire à moindre risque : chaque caisson était ensuite progressivement immergé, grâce à un jeu de cales en bois et de vérins hydrauliques. Ensuite, le travail à l’air comprimé assurait le réglage des caissons sur le fond du fleuve.
Grâce au dépôt des archives de la société Boussiron au Centre d’archives de l’Institut français d’architecture, nous disposons de documents de première main sur cette aventure, dont de nombreuses photographies prises tout au long du chantier par les photographes locaux, mais également un film de 11 mn, qui donne à voir le travail des ingénieurs et des ouvriers.
Un travail qui résiste aux crues et s’ouvre au trafic
Cet hiver-là, le travail exceptionnel de Nicolas Esquillan fit ses preuves ; donnons-lui à nouveau la parole : « Le 7 décembre 1937, une crue soudaine et très forte comme on n’en avait pas enregistré depuis de nombreuses années, eut lieu. Une quantité considérable de troncs d’arbres, ramassés sur les berges et charriés par les flots, venaient droit sur l’échafaudage. Toute la journée, les ouvriers luttèrent et purent réussir jusqu’à la tombée de la nuit à faire passer au moyen de gaffes ces troncs entre les palées ou par-dessus les échafaudages, soit pour charger ceux-ci, soit pour y être débités et évacués en aval. Mais l’obscurité survint. La fatigue se fit sentir. Deux gros arbres entiers se butèrent l’un contre l’autre (…). Il devint presque impossible de lutter. Cependant un éclairage put être établi et quelques efforts tentés à nouveau. Au cours de la nuit, la crue atteignit la cote 33,860 et la dénivellation des eaux entre l’amont et l’aval 0,60. À ce moment, le pire put être craint, car de nombreux craquements se firent entendre, menaçant le personnel de l’entreprise comme celui de l’administration. (…) Grâce aux précautions prises, tirants immergés, passerelle de service fortement contreventée, liaisons multiples, l’échafaudage avait résisté à l’effet d’une crue supérieure de 0,57 m à celle pour laquelle il avait été prévu. (…) Aucun mouvement ne fut enregistré jusqu’à la fin des travaux et le pont se termina sans autre accident ».
En février 1938, les 3 arcs continus furent décintrés simultanément à l’aide de 3 vérins de 100 t placés à la clef de chaque arc. À la fin de l’année, le 4 novembre, se déroulèrent avec succès les épreuves de résistance, qui virent passer un convoi de camions de 16 t, pour une charge totale de 170 t. Les finitions allaient pouvoir s’achever, et le pont s’ouvrir au trafic. 81 ans plus tard, le pont de Nicolas Esquillan fait définitivement partie du paysage de Clairac.