Et si l’utilisation cumulée des armatures passives et de la précontrainte pour la construction des enceintes des centrales nucléaires n’était pas la meilleure solution technique ? Pierre Rossi, directeur de recherche à l’université Gustave Eiffel, pose la question et propose une nouvelle approche technologique.
Article paru dans le n° 95 de Béton[s] le Magazine
La sécurité des enceintes de centrales nucléaires est un objectif sociétal des plus importants, qui fait l’objet de nombreuses polémiques.
De manière très schématique, il existe deux grandes approches dans la conception de ces enceintes :
• L’enceinte constituée d’une paroi unique de grande épaisseur en béton armé et revêtue sur sa face interne d’une fine paroi métallique (appelée “liner” en anglais) ;
• L’enceinte dite “à double paroi”. L’une, interne, est coulée en béton fortement armé et précontraint dans les deux directions (verticale et horizontale). L’autre, externe, est constituée d’un béton armé classique. Ces deux parois sont séparées l’une de l’autre par une lame d’air d’une épaisseur de l’ordre de 2 m.
I – Qu’est-ce qu’une enceinte simple paroi munie d’un liner métallique ?
Cette conception est la plus ancienne. Elle repose sur une vision très simple du rôle de l’enceinte. La paroi en béton armé est dimensionnée pour reprendre toutes les sollicitations extérieures accidentelles ou non. De son côté, le “liner” métallique assure l’étanchéité de l’enceinte vis-à-vis de gaz radioactifs. Susceptibles de s’échapper du cœur du réacteur, en cas d’accident.
A priori pertinente et performante, cette conception a malgré tout été remise en cause, il y a plusieurs dizaines d’années. Notamment par l’ingénierie française. La principale critique reposait sur l’utilisation du liner métallique. Les reproches formulés étaient de deux ordres. Tout d’abord, la mise en place du liner était considérée comme longue et coûteuse. Car il fallait exécuter, avec le plus grand soin les soudures des plaques métalliques le constituant.
Ensuite, le risque de corrosion était potentiellement important. En particulier au niveau des soudures (zones propices à ce type de dégradations). Il générait des inspections fréquentes, longues et coûteuses de l’enceinte.
Aussi, l’ingénierie française a décidé de développer un autre concept : celui de l’enceinte dite “double paroi en béton”.
II – Qu’est-ce qu’une enceinte à double paroi en béton ?
De conception plus récente, l’enceinte à double paroi repose sur plusieurs idées fortes. En premier lieu, la paroi dite “interne” doit être fortement armée et précontrainte (dans les deux directions). Ce choix a pour objectif d’assurer la résistance de l’enceinte vis-à-vis des pressions internes résultant de la rupture accidentelle du circuit primaire de réfrigération du cœur du réacteur (taux d’armatures important). Et l’étanchéité de l’enceinte vis-à-vis des fuites accidentelles de particules radioactives. Dans cette conception, la précontrainte bi-directionnelle est censée refermer toutes les fissures éventuelles générées lors du processus de durcissement du béton.
De son côté, la seconde paroi, dite “externe”, a pour rôle unique d’assurer la résistance de l’enceinte vis-à-vis des sollicitations extérieures (séisme, tempête, explosion, chute d’avion…). Enfin, la lame d’air présente entre les deux parois, aussi appelée espace annulaire, est mise en dépression par un système de ventilation et filtration. Elle est conçue pour confiner, en cas d’accident, les particules radioactives de l’air, puis de permettre leur extraction
Toutefois, un problème subsiste : un certain nombre d’enceintes conçues de cette façon ont présenté une fissuration traversante (sur toute l’épaisseur de la paroi interne). Cette dernière a été mise en évidence lors des épreuves décennales qui consistent à mettre sous pression gazeuse l’enceinte interne. Cette fissuration devrait être colmatée. Opération coûteuse qui posait, en plus, la question de la fiabilité de ces enceintes nucléaires…
En conséquence, l’ingénierie française a décidé que, pour les centrales à venir, dites “nouvelle génération”, les enceintes de confinement adopteront “la ceinture et les bretelles” ! C’est-à-dire la double enceinte en béton avec, côté paroi interne, la présence d’un liner métallique. Il va sans dire qu’une telle solution a des conséquences économiques importantes, avec une augmentation substantielle du coût de ces enceintes. Tout d’abord lié à leur construction (temps de construction accru). Ensuite à leur stratégie de contrôle (il faut suivre avec beaucoup d’attention l’évolution des soudures du liner métallique). Toutefois, cumuler “ceinture et des bretelles” ne s’avère pas si sécure qu’on pourrait le penser. En effet, la fissuration traversante de la paroi interne n’est pas annulée. Et une corrosion des soudures peut toujours survenir. Sans compter que l’acier se comporte assez mal, quand il est soumis à de fortes températures…
En conséquence, l’ingénierie française a décidé que, pour les centrales à venir, dites “nouvelle génération”, les enceintes de confinement adopteront “la ceinture et les bretelles” ! C’est-à-dire la double enceinte en béton avec, côté paroi interne, la présence d’un liner métallique. Il va sans dire qu’une telle solution a des conséquences économiques importantes, avec une augmentation substantielle du coût de ces enceintes. Tout d’abord lié à leur construction (temps de construction accru). Ensuite à leur stratégie de contrôle (il faut suivre avec beaucoup d’attention l’évolution des soudures du liner métallique). Toutefois, cumuler “ceinture et des bretelles” ne s’avère pas si sécure qu’on pourrait le penser. En effet, la fissuration traversante de la paroi interne n’est pas annulée. Et une corrosion des soudures peut toujours survenir. Sans compter que l’acier se comporte assez mal, quand il est soumis à de fortes températures…
III – Y a-t-il de nouvelles solutions ?
Aujourd’hui, il n’est pas déraisonnable de penser que cette solution coûteuse pourrait être concurrencée par d’autres conceptions plus innovantes. Ces dernières passent, principalement, par l’analyse critique de la conception française initiale. C’est-à-dire celle d’une paroi fortement armée et précontrainte bi-directionnelle. En effet, ce choix technique, qui a conduit, dans certains cas, à l’existence de fissures traversantes, est peut-être fondé sur une approche abusive quant à l’utilisation de la précontrainte.
D’un point de vue historique, la technique du béton précontraint a été inventée au début du siècle dernier par l’ingénieur français Eugène Freyssinet. De manière très schématique, il s’agit d’éliminer les contraintes de traction au sein de la structure, en introduisant une compression (due à la précontrainte) dans la zone tendue d’une structure fléchie (poutre, dalle, voussoir…). Ce sont ces contraintes de traction que le béton n’apprécie guère, car à l’origine des fissures créées. Cette technique permet de construire des structures en béton ayant de grandes portées (la portée est la distance entre deux appuis). En général, la précontrainte remplace toutes les armatures de flexion dans le cas d’une précontrainte totale ou une grande partie de ces armatures, dans le cas d’une précontrainte partielle.
Ce qui est peut-être abusif, dans le cas des enceintes de confinement “à la française”, est d’appliquer une précontrainte bidirectionnelle sur un béton déjà fortement armé dans deux directions ! “Le mieux est l’ennemi du bien” dit le dicton. Serait-ce le cas pour les enceintes ?
Une structure fortement armée dans deux directions est une structure composite à fort degré d’hétérogénéité mécanique. Le module de Young des aciers est cinq fois supérieur à celui du béton. Lors du durcissement du béton (accompagné de mécanismes physico-chimiques), cette hétérogénéité mécanique induit l’apparition de micro-fissures dans le voisinage des aciers de renfort.
Quand on applique la précontrainte bi-directionnelle sur cette structure hétérogène micro-fissurée/ Celle-ci ne va pas refermer les micro-fissures, mais, au contraire, les propager : création de fissures plus longues et plus ouvertes. Ceci, d’autant plus que les câbles de précontrainte ne pouvant pas, dans la pratique, être parfaitement alignés, induisent des moments locaux.
Enfin, il est utile de signaler qu’il est toujours difficile de bétonner correctement une structure dans laquelle les armatures passives (aciers de béton armé) et actives (précontrainte) s’entremêlent. Même en utilisant un béton auto-plaçant. Cette difficulté peut conduire à des faiblesses que l’application de la précontrainte peut transformer en fissures.
Par ailleurs, la mise en pression de l’enceinte (une pression d’un peu plus de 3 bar peut être appliquée à l’enceinte. Soit un peu plus que dans le pneumatique d’une voiture), possiblement fissurée pourrait générer les macro-fissures traversantes (par propagation des fissures préexistantes).
IV – Et si on abandonnait la précontrainte au profit des fibres métalliques ?
Les conceptions innovantes, ou pouvant l’être, reposent sur l’abandon de la précontrainte dans la paroi interne de l’enceinte. Elles s’appuient sur l’acceptation de l’existence potentielle de fissures, qui seront contrôlées de telle manière qu’elles ne seront jamais traversantes. La seule façon d’atteindre cet objectif est d’utiliser des bétons de fibres et, plus particulièrement, des bétons de fibres métalliques. Ceci en combinaison avec les armatures traditionnelles.
Les bétons de fibres métalliques ont une cinquantaine d’années d’existence. Ils sont aujourd’hui parfaitement connus et maîtrisés du point de vue technico-scientifique. De manière très schématique, les fibres jouent le même rôle que les armatures traditionnelles de béton armé vis-à-vis de la fissuration avec. Cependant, deux différences principales qui les distinguent :
• Les fibres sont mises en œuvre dans la structure de la même façon que les autres constituants du béton. Elles font partie de la composition du matériau ;
• Les fibres métalliques sont efficaces vis-à-vis de fissures plus fines que celles contrôlées par les armatures. Ainsi, les fibres métalliques sont plus pertinentes que les armatures vis-à-vis des fissures liées au comportement en service de la structure.
Associer armatures et fibres conduit donc à concevoir une structure à renforcement multi-échelles (en l’occurrence celle des fibres et celle des armatures) très efficace vis-à-vis de la maîtrise de la fissuration. Depuis les fissures les plus fines jusqu’aux fissures beaucoup plus ouvertes. La littérature internationale montre que le comportement mécanique du béton armé fibré est supérieur à celui du béton armé seul.
D’autre part, l’utilisation des fibres (à un pourcentage élevé, nécessaire dans le cas des enceintes de centrales nucléaires) conduit à un réseau de fissures fines très souvent non connectées.
Ce constat favorise l’apparition du phénomène de cicatrisation, dans le temps, des fissures qui n’advient que pour des fissures très fines.
V – L’innovation passera aussi par l’emploi du Bfup
La conception et le dimensionnement de la paroi interne de l’enceinte en béton armé fibré en lieu et place de celle en béton armé précontraint pourraient constituer une première étape dans l’innovation.
Une étape d’innovation n° 2 (qui se cumule à la première étape) serait l’utilisation de “coffrages” collaborants en bétons fibrés à ultra hautes performances (Bfup).
Ces composites cimentaires sont à la mode et de plus en plus utilisés de par le monde depuis plus de 20 ans. Ce sont des bétons de fibres qui ont des propriétés mécaniques et de durabilité très accrues par rapport aux bétons de fibres classiques.
Un phénomène lié à la très grande compacité de la matrice cimentaire et à l’utilisation d’un pourcentage très important de fibres.
L’idée du coffrage collaborant en Bfup a une triple conséquence positive :
• Un gain important de temps de construction, car le coffrage de l’enceinte reste en place ;
• Un apport mécanique significatif, du fait d’un coffrage collaboratif aux propriétés mécaniques accrues ;
• Un gain important en durabilité de la paroi, car le coffrage constituera une “peau” très étanche vis-à-vis du transfert de substances radioactives. D’une certaine manière, il remplacera en même temps le liner métallique interne.
Bien évidemment, il reste à évaluer la pertinence de ces deux étapes d’innovation possible. Ces dernières constituent un champ de mises en œuvre des connaissances acquises dans le domaine de la recherche et des développements technologiques. Ne pas évaluer leur intérêt pour les enceintes de centrales nucléaires serait dommage du point de vue socio-économique et de la sécurité.
Pierre Rossi
Directeur de recherche
Département Mast-EMCGU (Matériaux et structures – Expérimentation et modélisation pour le génie civil urbain) et l’université Gustave Eiffel – Ifsttar