Réindustrialisation : Le béton face à un paradoxe français

Yann Butillon
22/03/2024
Modifié le 06/11/2024 à 12:29

D’un côté, il y a une volonté gouvernementale de sécuriser l’emploi via l’industrie. De l’autre, une multitude de freins structurels, conjoncturels ou locaux qui compliquent cette ambition. Au centre, les industriels du béton, au sens large du terme, font preuve de patience et de pédagogie pour améliorer leur maillage territorial. Non sans quelques frustrations...

Article par dans Béton[s] le Magazine n° 111

Malgré les volontés gouvernementales, il est parfois difficile pour les industriels de s’inscrire dans un tissu urbanisé. Centrale à béton Cemex de Port Victor, à Paris.
[©ACPresse]
Malgré les volontés gouvernementales, il est parfois difficile pour les industriels de s’inscrire dans un tissu urbanisé. Centrale à béton Cemex de Port Victor, à Paris. [©ACPresse]

C’est une ambition. Un objectif. Un mantra. Emmanuel Macron et ses différents gouvernements ont fait de la réindustrialisation du territoire français l’un des piliers de leurs politiques économiques. « La réindustrialisation de la France reste la mère des batailles », assène ici le président de la République. Et d’insister : « L’industrie est un pilier essentiel de notre économie pour assurer l’indépendance et la souveraineté de la France ». Lors de la passation de pouvoir entre Elisabeth Borne et Gabriel Attal, l’ancienne Première ministre a glissé dans son discours d’adieu : « Je lui souhaite de continuer les succès engrangés, en particulier par l’accélération de la réindustrialisation ».

Ces discours ont été transposés en investissement, dès la première année, du premier mandat d’Emmanuel Macron, avec le plan France 2030 doté de 54 Md€. Ce dernier vise à créer de nouvelles filières industrielles et technologiques. Outre les énergies vertes, il permet de sécuriser l’accès aux matières premières, de faire émerger des talents industriels et d’aider au déploiement des start-up. Déjà 21 Md€ ont été investis, créant ou maintenant en place, selon le gouvernement, quelque 40 000 emplois locaux.

Ce plan est complété par des aides à la transformation digitale, à la transformation écologique. Mais aussi, par le plan “Industrie du Futur” ou encore, par les appels à projets et à manifestations. Sans oublier le Programme Investissements Avenir (PIA 3). Cette volonté française s’inscrit dans un mouvement européen, qui s’appuie en particulier sur le Green Deal et son volet industriel, qui visent à relocaliser les productions pour en maîtriser l’empreinte carbone.

Produire historiquement en local

La loi Zan cherche à ne plus mettre en concurrence activité industrielle et activité agricole. Usine de préfabrication Fabemi de Saint-Laurent-Mure (69).
[©ACPresse]
La loi Zan cherche à ne plus mettre en concurrence activité industrielle et activité agricole. Usine de préfabrication Fabemi de Saint-Laurent-Mure (69). [©ACPresse]

Ainsi, l’argent coulerait presque à flots pour les industriels désireux de se (ré)installer ou de s’étendre sur le territoire national. L’époque serait parfaite pour investir. Posez cette question aux différents intervenants du présent dossier et vous obtenez un petit rire laconique… Une fois le discours et les annonces passés, la confrontation au terrain est plus difficile. En particulier, pour l’industrie du béton dans son ensemble. En effet, les freins sont nombreux pour concrétiser un projet industriel. C’est ce que nous allons comprendre au fil de ces pages.

Mais avant, les acteurs concernés ont aussi tenu à rappeler un fait essentiel : le béton ne se réindustrialise pas, puisqu’il n’a jamais été délocalisé. « Compte tenu des caractéristiques de nos produits, notre production n’a pas été délocalisée, confirme Jacques Manzoni, Dg de la Fédération de l’industrie du béton (Fib). Nous ne sommes donc pas en phase de réindustrialisation. Le maillage actuel de notre industrie a la capacité de répondre à une demande forte de chantiers, notamment en logements. En 2017-2018, nous répondions à une production annuelle de 470 000 logements. »

Même son de cloche pour Jean-Marie Modica, président du Syndicat national du béton prêt à l’emploi (SNBPE) : « Le maillage industriel du béton couvre l’ensemble du territoire avec des livraisons de proximité. En effet, le BPE n’a pas subi de délocalisation des emplois. Il y a aujourd’hui environ 2 000 centrales sur le territoire national, ce qui correspond bien aux besoins actuels. »

Trouver le foncier nécessaire

Pour s’insérer dans un tissu urbain, l’industrie du béton doit dialoguer avec l’ensemble des parties prenantes. Usine Rector de Tournefeuille, en Haute-Garonne.
[©Rector]
Pour s’insérer dans un tissu urbain, l’industrie du béton doit dialoguer avec l’ensemble des parties prenantes. Usine Rector de Tournefeuille, en Haute-Garonne. [©Rector]

Reste que des entrepreneurs veulent créer de nouveaux sites industriels. Et d’autres, étendre et développer leur activité existante. C’est en général là que les problèmes commencent… Premier obstacle : trouver le foncier nécessaire. A un prix raisonnable et rentable pour pérenniser l’activité. Ainsi, Franck Duval, Pdg de Béton Bâtir Sud Francilien (BBSF), est en recherche permanente de terrains.

« Bien entendu, le prix du foncier est un problème pour nous. Que ce soit à l’achat ou à la location, le foncier est très cher, au point de remettre en cause le modèle économique d’une installation. » Même discours pour Alexandre Souvignet, Pdg de la société de coffrages Alphi : « Le foncier est un vrai enjeu pour les industriels. Nous possédons un site en Ile-de-France où les terrains sont très rares et très chers. Ce site parisien, nous l’avons acquis en 2012. Aujourd’hui, le prix des terrains à proximité a flambé de 600 % ! »

Lire aussi : Transmanut LTA, la toupie-pompe pour une livraison directe

.

.

Christian Savignard, gérant de Transmanut-LTA (centrales mobiles à chapes fluides), avait, lui, anticipé dix ans auparavant en prévoyant une réserve foncière lors de la création de son atelier de production (41). « Sans ce terrain, nous n’aurions pas pu mener à bien notre projet de 4 500 m2 en cette fin d’année 2023. Les terrains sont chers, parce qu’il y en a très peu. » Cette rareté est notamment due – on le verra plus loin – à la difficulté de faire accepter à un tissu urbain, l’arrivée d’une usine de production.

Mais il y a aussi des freins plus structurels. Comme l’arrivée de la loi Zan, qui ajoute de la tension là où il y en avait déjà. Même si, pour beaucoup, cette nouvelle loi est une opportunité de transformation de l’économie. A la tête de Territoria, Gilles Teisseyre « aide au redéveloppement et à la réhabilitation des patrimoines industriels et des savoir-faire locaux ». Ceci, en accompagnant les intéressés dans leur volonté d’installer de nouvelles entreprises sur d’anciennes friches industrielles.

Profiter du tissu industriel déjà existant

« Il y a environ 140 000 ha de friches industrielles répertoriés en France. Ce travail d’identification est effectué par les préfectures, reprend Gilles Teisseyre. Mais je pense que le gisement est plus important. La loi Zan est un catalyseur en ce sens. Le foncier se fait de plus en plus rare et est de plus en plus cher. Cela devient un acte économique très intéressant d’investir dans une friche industrielle. » Nombreux sont ceux qui ont déjà passé le cap.

A l’image de Fabrice Latouche, dirigeant de Tournebois (44), spécialiste du coffrage sur mesure en bois : « Nous avons trouvé un terrain sur une friche d’un ancien hôpital psychiatrique, qui était réhabilitée. Elle nous a permis de trouver un terrain sans trop de difficultés, puisque nous n’allions pas à l’encontre des dernières mesures en termes d’artificialisation des sols. » Même idée pour Paul Cheminal, à la tête de R-Technologies qui préfabrique des murs en béton – bois. « En Haute-Savoie, rien n’est facile d’un point de vue foncier. Nous avons fait l’acquisition d’un terrain de 24 000 m2 avec une friche industrielle de 12 000 m2. Nous avons modifié le bâtiment pour qu’il corresponde à nos besoins. »

Lire aussi : BBSF, “nous nous inscrivons dans la durée”

.

.

Chez le fabricant de ciment bas carbone Cem’In’Eu, le choix se fait en fonction de l’accessibilité au foncier, comme l’explique Fabien Chardonnel, Dg : « Le site d’Aliénor Ciments était une friche industrielle de la Seita, à Tonneins, dans le Lot-et-Garonne, qui bénéficiait d’une ligne de chemin de fer déjà en place. C’était l’idéal pour nous. Rhône Ciments à Portes-lès-Valence, dans la Drôme, est une construction ex nihilo où nous avons réalisé les accès. Nous cherchons toujours à avoir au minimum une connexion ferroviaire directe et un accès fluvial, si possible. » Même propos pour Stéphane Di Rocco à la tête d’Europ’Equipement (44), spécialiste des centrales à béton. « Nous installer sur un site existant nous permettait de nous inscrire dans un tissu industriel déjà accepté. »

BBSF : « Je m’installe où je peux, pas où je veux ! »

Le producteur de béton BBSF dit s’installer là où il peut et non pas là où il voudrait ! [©ACPresse]
Le producteur de béton BBSF dit s’installer là où il peut et non pas là où il voudrait ! [©ACPresse]

Béton Bâtir Sud Francilien compte trois centrales BPE au Nord et au Sud de Paris. « Nous avons inauguré notre troisième unité à Bruyères-sur-Oise, explique Franck Duval, Pdg de l’entreprise. Il nous a fallu environ un an pour ouvrir cette centrale… » Une longue attente, car le bétonnier a fait face à l’un des freins les plus communs au développement en Ile-de-France, la rareté du foncier disponible.

« Actuellement, le point le plus sensible pour une implantation, c’est le manque de terrain. En général, les élus sont réticents à l’idée d’ouvrir un site industriel, tel qu’une centrale à béton. Pour eux, cela signifie de la nuisance, du flux de camions, de la pollution sonore ou des eaux, et des poussières. » D’un côté, peu de terrain, de l’autre, des populations urbanisées peu enclines à accepter une centrale de production de béton à proximité de leur lieu d’habitation. « C’est une situation contradictoire d’autant que nous avons un impératif de proximité avec le tissu urbain, puisqu’une centrale travaille sur une zone de chalandise de 30 km. »

.

Quinze projets d’installation abandonnés…

.

Pour Franck Duval, une seule explication : la mauvaise réputation. « En tant qu’industrie, nous avons globalement mauvaise presse. Pour que l’installation d’une nouvelle centrale se passe bien, il faut beaucoup communiquer avec les élus. Il faut expliquer notre fonctionnement, comment nous allons gérer les eaux, la poussière. Cela aide d’avoir des références. » Mais cela ne suffit pas toujours. « Depuis dix ans que je suis à mon compte, j’ai abandonné une quinzaine de projets d’installations ! D’autant que des terrains nous passent sous le nez, parce que, quitte à installer une industrie, on va préférer un autre type d’activités. Et il y a aussi une concurrence entre les bétonniers pour les mêmes terrains. » Au final, la question foncière est quotidienne. « Je reste toujours en alerte sur la disponibilité de terrains. Mais il faut bien comprendre que je m’installe où je peux, pas où je veux ! Cela résume bien la situation. »

Surmonter le cauchemar du financement

Pour la question du foncier, Lionel Morenval, Dg de Muance, qui intervient dans la construction hors site de modules bas carbone pour les logements, a eu une réponse plus radicale. « La question du foncier n’en a pas été une pour nous. Nous avons fait passer le choix stratégique de l’emplacement au premier plan. Alors que notre siège était basé à Aix-en-Provence, dans les Bouches-du-Rhône, nous n’avons pas hésité à nous installer à Vatry, dans la Marne, à 2 h de Paris. Où l’ensemble des acteurs du territoire nous ont accompagnés dans l‘installation de notre infrastructure. »

En revanche, Lionel Morenval a dû lutter pour financer son projet. « Aujourd’hui, financer un projet comme celui-ci est un vrai parcours du combattant, car au-delà des belles publicités d’accompagnement des banques, surtout pour les start-up, la réalité est tout autre. Beaucoup de portes restent fermées. En conclusion, quand vous dites : “J’ai un projet industriel et innovant dans le BTP”, vous allumez tous les voyants au rouge. » Fabrice Latouche (Tournebois) a, lui, subi une autre forme de mésaventure : « Nous étions dans la phase de conception du projet quand le confinement est arrivé. A la reprise, les conditions économiques avaient changé et la banque ne voulait plus nous suivre. Cela mettait donc le projet en danger, mais aussi l’entreprise dans son ensemble, puisque nous avions acheté le terrain. »

Lire aussi : Muance, à la conquête d’un nouveau marché

.

.

Pour Muance comme pour Tournebois, BPI France est venue apporter son aide, afin de mener à bien le projet. « Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a un rétrécissement du cash disponible et une forte augmentation des taux, rappelle Alexandre Souvignet (Alphi). Cela tend les projets. De même historiquement, les délais des prêts étaient de 10-12 ans. Aujourd’hui, on est davantage sur 12-14 ans. »

Muance : « Financer un procédé innovant dans le BTP est très difficile »

Muance réalise des constructions hors site bas carbone pour les petits collectifs.[©Muance]
La constructions hors site bas carbone de petits collectifs est la raison d’être de Muance.[©Muance]

Muance a conçu une solution de construction hors site pour de petits collectifs. Ceci, à partir de matériaux de nouvelle génération, de proximité et peu soumis à la spéculation. A l’aide d’isolants biosourcés, de béton très bas carbone et d’optimisation de matière. « En 2023, nous avons inauguré notre site de Vatry, dans la Marne, explique Lionel Morenval, gérant et fondateur de l’entreprise. Nous avons conçu aussi bien notre produit final que le process pour y parvenir. »

Et malgré un procédé innovant, l’entrepreneur a eu le plus grand mal à trouver des alliés pour financer son projet. « Aujourd’hui, financer un projet comme celui-ci est un vrai parcours du combattant, car au-delà des belles publicités d’accompagnement des banques, surtout pour les start-up, la réalité est tout autre. Beaucoup de portes restent fermées. En conclusion, quand vous dites : “J’ai un projet industriel et innovant dans le BTP”, vous allumez tous les voyants au rouge. »

.

« Si c’était à refaire, je ne le referais pas »

.

In fine, Muance a trouvé des appuis auprès des structures de l’Etat. « Heureusement, nous avons trouvé des soutiens auprès d’Action Logement et de son programme Plurial Novilia, tout comme auprès de la Banque des Territoires et de BPI France. » Mais les défis n’étaient pas encore tous relevés. Peu connu dans le paysage industriel, Muance a fait face aussi à la difficulté d’obtenir la confiance des fournisseurs.

« Chez les industriels, seuls Owens Corning, Schüco, Sika, Vicat, Vollert et XStructures ont cru en nous. Ils ont accepté de nous faire bénéficier de leur expertise pour structurer notre projet. » Malgré cette longue aventure, Muance est aujourd’hui entré en phase de production. « Très honnêtement, si c’était à refaire, je ne le referais pas. Le fait que la prise de risque est énorme, malgré la passion, ne justifie pas le fait de mettre sa famille dans un situation de risque de précarité. Si le projet dérape, vous perdez tout. »

Savoir se faire accepter

Bien entendu, des dispositifs d’aide sont disponibles. Mais la composition des dossiers de subventions est un véritable casse-tête. L’appel à un professionnel est indispensable. « Pour ma part, c’est mon expert-comptable qui m’a beaucoup soutenu et nous avons trouvé des interlocuteurs plutôt bienveillants », ajoute Alexandre Souvignet (Alphi). Ce que confirme Paul Cheminal (R-Technologies) : « Il est difficile pour une PME telle que la nôtre de monter des plans de financement, des dossiers d’autorisation ou des demandes de subvention. Il y a un suivi du Département et de la Région, mais nous nous sommes surtout tournés vers un cabinet spécialisé qui nous a beaucoup aidés. Sans lui, nous étions désarmés. »

Heureusement, les industriels finissent par décrocher des financements, après avoir trouvé le terrain. Commence alors la double phase d’autorisation administrative et d’acceptabilité par le tissu local. Un passage obligé, sans aucun doute plus compliqué pour les BPE et les cimentiers. « En général, les élus sont réticents à l’idée d’ouvrir un site industriel, tel qu’une centrale à béton, explique Franck Duval (BBSF). Pour eux, cela signifie de la nuisance. C’est une situation contradictoire car nous devons travailler sur une zone de chalandise de 30 km, en créant des emplois très locaux. Or, personne ne veut d’une unité de production de ce type à proximité de son jardin »

Ce que confirme Jean Marie Modica (SNBPE) : « L’acceptabilité d’un projet constitue le cœur de nos préoccupations. Il faut le rappeler : une centrale BPE aux normes capte 100 % de ses poussières, du bruit et réutilise son eau ».

Cem’In’Eu : « Il faut bien préparer chaque dossier »

Le site d’Aliénor Ciments a été installé par Cem’In’Eu sur une ancienne friche industrielle de la Seita, à Tonneins (47).[©ACPresse]
Le site d’Aliénor Ciments a été installé par Cem’In’Eu sur une ancienne friche industrielle de la Seita, à Tonneins (47).[©ACPresse]

L’ensemble des sites de Cem’In’Eu se répartit entre deux centres de broyage – Aliénor Ciments (47) et Rhône Ciments (26) -, ainsi que le site logistique Cem’In’Log à Sète (34). L’industriel cherche aussi à s’installer dans le Val de Loire et en Alsace. « Lorsque nous souhaitons ouvrir un nouveau site de production, nous visons des zones très précises qui correspondent à nos besoins, explique Fabien Chardonnel, directeur général de Cem’In’Eu. Il nous faut au minimum une modalité de transport ferroviaire. C’est un plus si le transport fluvial est possible. » Le terrain trouvé, l’étape de l’autorisation administrative est plus compliquée. « Bien entendu, il y a le permis de construire, mais aussi la déclaration ICPE1 auprès de la préfecture. Nous travaillons très en amont, afin d’expliquer et de présenter notre projet. Nous dialoguons avec l’administration, les élus locaux, la population locale et les associations. » 

« Il faut trois années pour ouvrir un site »

Les réglementations sur la biodiversité, la poussière, l’eau, le bruit ou le flux des camions peuvent ralentir la progression du projet. « Il faut prendre le temps, même si c’est long. Nous nous faisons aider de bureaux spécialisés. » En ce sens, Cem’In’Eu est appuyé par son concept industriel. « Aujourd’hui, l’idée de construire avec une empreinte carbone moindre est porteuse. »

Le projet entre ensuite dans sa phase de construction, puis de démarrage opérationnel. « Les personnes se sont éloignées des emplois dans l’industrie en même temps que l’industrie diminuait en France. Encore une fois, il faut prendre le temps de présenter et d’expliquer pour intéresser des candidats. Notamment, les plus jeunes. » Avec cette logique de forte préparation en amont, Cem’In’Eu parvient à dérouler sa logique d’installation industrielle. « Il faut en moyenne trois ans pour ouvrir un nouveau site. Mais avec cette méthode, nous n’avons abandonné qu’un seul projet. »

1Installations classées Protection de l’environnement.

Etre en bons termes avec les élus locaux

Pour se faire accepter, il s’agit surtout de dialoguer. « Il faut beaucoup communiquer avec les élus, précise Franck Duval. Avec les services de l’urbanisme, des eaux. Il faut expliquer notre fonctionnement, comment nous allons gérer les eaux, la poussière… »

Lire aussi : Cem’In’EU lance Fusiocim

.

.

Et faire visiter les installations. « Dans notre secteur, il est sans doute plus facile de se faire accepter lorsque l’on peut montrer des sites déjà en exploitation, explique Fabien Chardonnel (Cem’In’Eu). Les élus se projettent mieux sur l’activité industrielle. Les idées pré-conçues sont en général causées par une méconnaissance du sujet. »

Alkern, créer une nouvelle filière

Après les blocs béton classiques, Alker va lancer la production de blocs à base de miscanthus et ainsi baisser l’empreinte carbone de la construction. [©Alkern]
Après les blocs béton classiques, Alker va lancer la production de blocs à base de miscanthus et ainsi baisser l’empreinte carbone de la construction. [©Alkern]

Pour la réindustrialisation, il faudra repasser : Alkern compte déjà 57 sites industriels qui maillent avec efficacité le pays. Donc, nul besoin de réindustrialiser. Mais de moderniser et de s’ouvrir à de nouveaux horizons, oui ! « Nous n’ouvrons quasi jamais de nouveaux sites, indique Christophe Lagrange, directeur de l’offre. En revanche, nous modernisons ou reconstruisons des sites existants en fonction de nos développements et de la pertinence économique d’une telle opération. » Ainsi, pour faire baisser l’empreinte carbone globale de ses produits, Alkern équipe ses usines de blocs béton de rectifieuses. « Avec la pose collée, nous faisons de l’économie de matière et donc d’émissions de CO2. L’investissement est conséquent, nous le faisons au rythme d’une machine par an. Nous en possédons déjà huit… »

Mais quelques fois, une nouvelle technique vient bouleverser les plans. « Nous voulions développer un produit à base de granulats biosourcés et le miscanthus était disponible autour de notre usine d’Andelys, dans l’Eure. Celle-ci est située sur le même terrain que la carrière qui l’alimente. Nous avons donc décidé de la raser pour la reconstruire, afin d’optimiser son process industriel. »

Une ressource produite 25 km autour de l’usine

En intégrant le miscanthus, c’est l’étape de l’étuvage qui doit être mieux contrôlée et gérée. La zone d’étuvage de la précédente usine n’était pas adaptée. « Nous sommes sur la première pierre de la construction d’une nouvelle filière. Le miscanthus est cultivé dans un rayon de 25 km autour de l’usine, sans intrants. Nous offrons un débouché aux agriculteurs locaux, tout en permettant une construction plus durable. » La force du groupe a permis de financer ce projet, qui se veut structurant pour la région. « Les élus locaux ont vite compris l’intérêt de cette usine, pour eux, pour nous, pour les agriculteurs. D’autant que nous ne sommes qu’au début de la filière d’utilisation du miscanthus. »

Reste que le dialogue et la préparation en amont n’empêchent pas les industriels de subir de nombreuses péripéties administratives. Celles-ci peuvent parfois être le fruit d’un changement de bord d’une municipalité… « Alors que nous avions déjà fait l’acquisition de notre terrain, nous avons appris qu’un accès autoroutier quasi-direct qui devait se faire ne se ferait finalement pas, explique Paul Cheminal (R-Technolgies). La nouvelle municipalité ayant arrêté le projet. Cela rallonge donc nos trajets de 30 à 35 mn. »

Lire aussi : R-Technologies se lance dans le béton bois

.

.

Souvent, les industriels doivent aussi modifier ou adapter leur plan de départ pour correspondre au paysage local. « Nous avons modifié les anciens locaux, tout en restant dans leur emprise, selon le souhait des décideurs locaux, poursuit Paul Cheminal. Nous avons donc installé notre centrale à béton et ses silos dans l’enceinte du bâtiment. Et nous avons dû demander une dérogation au PLU, puisque le silo dépassait de 2 m. »

Pour l’un de ses sites, Franck Duval (BBSF) a reçu la demande de « cacher les silos. J’ai donc fait poser un bardage brise-vue. Cela a un coût, mais cela nous a permis d’être en bons termes avec les élus locaux. Nous avons aussi fait l’acquisition d’une chargeuse avec balayeuse pour un site où il nous était demandé de traiter les poussières, poussières qui ne viennent d’ailleurs pas de notre activité ! »

Tournebois : « Le Covid nous a obligés à revoir le plan de financement »

La construction du nouvel atelier de Tournebois a valu à Fabrice Latouche quelques frayeurs financières [©Tournebois]
La construction du nouvel atelier de Tournebois a valu à Fabrice Latouche quelques frayeurs financières [©Tournebois]

Situé à Montbert (44), le nouvel atelier de Tournebois permet à l’entreprise de passer de 2 200 m2 de surface de production à 4 500 m2. Le tout livré en septembre 2022. « Notre ancien atelier ne permettait plus de développer nos productions et n’était plus assez moderne d’un point de vue environnement de travail, explique Fabrice Latouche, gérant du spécialiste des coffrages en bois. Nous avons monté un dossier “Industrie du futur” pour financer en partie l’achat de deux robots cinq axes et d’une machine pour débiter le bois massif. »

Parti d’une feuille blanche et d’un terrain issu de la réhabilitation d’un ancien hôpital psychiatrique, pensée avant 2020, le projet a été ralenti, voire stoppé par la période de Covid et l’enchaînement des confinements. Puis, à la reprise, l’économie n’était plus la même qu’avant la pandémie… « Avant le Covid, nous avions l’accord des banques, que nous avions obtenu sans trop de problèmes. Nous avons donc acheté le terrain et lancé la conception du site industriel. Après le Covid, l’accord des banques ne tenait plus. Il a fallu revoir l’ensemble du plan de financement. » Il faut alors associer plus de banques au projet et obtenir le soutien de BPI France. « Nous avons refait le plan sur dix ans, différemment que ce que nous avions prévu au départ. Le projet était lancé, le danger financier était là. En plus, nous avons subi l’augmentation du prix des matériaux. Le projet a été entièrement refinancé, mais avec une marge de manœuvre moins grande. »

Faire face à un paradoxe

C’est donc bien face à un paradoxe que se retrouvent bien souvent les industriels de la filière béton. D’une part, leur volonté d’innover et de transformer la construction pour qu’elle réduise son impact carbone. D’autre part, leurs difficultés à s’installer là où ils pourraient produire localement, avec un circuit court de matières premières. « A mon avis, la complexité pour ouvrir un site industriel vient de la conjonction des différentes contraintes, ainsi que des délais longs et d’un investissement important, estime Fabien Chardonnel (Cem’In’Eu). En revanche, on ne peut pas faire abstraction des différentes réglementations et du respect des parties prenantes. Il faut évaluer les contraintes en amont et faire avec, en les intégrant au projet. »

Lire aussi : L’escalier vu par Tournebois

.

.

Jacques Manzoni (Fib) s’inscrit sur le même registre : « Aujourd’hui, nous sommes face à un paradoxe. D’un côté, on pousse à la réindustrialisation pour disposer d’une souveraineté industrielle et pour sécuriser les emplois en France. De l’autre, la loi Zan, les zones à faibles émissions, les territoires d’expérimentation ou les zones de protection de biodiversité tirent dans le sens inverse. C’est un paradoxe, mais l’ensemble de ces décisions reste nécessaire. Il faut donc savoir conjuguer ces éléments avec intelligence pour les transformer en opportunités. »

Protéger l’eau et la biodiversité

Souvent, les industriels restent perplexes face à la situation, à l’image de Franck Duval (BBSF) : « La question de l’installation de sites industriels est très politique. Je ne fais pas de politique. Tout le monde veut consommer plus local, créer des emplois locaux, mais personne ne veut d’une centrale béton à 2 km de ses fenêtres. C’est une situation contradictoire. Je pense qu’il faut informer les gens de ce que nous faisons et comment nous le faisons. C’est notamment le rôle de nos syndicats professionnels ».

Europe’Equipement : Le seul à tout faire en France

.

.

Mais la conclusion incombe à Fabien Chardonnel (Cem’In’Eu) : « Je n’ai pas d’avis tranché. Oui, c’est long et pas toujours facile de construire un site, alors que nous sécurisons l’emploi sur notre territoire. Mais je ne veux pas participer à la critique facile qui dirait qu’il faut tout simplifier. Ce n’est pas le meilleur moyen de faire avancer les choses. Et une loi sur la biodiversité ou la protection de l’eau reste un sujet important… »

Là se situe sans doute la réponse finale. Au paradoxe que pose la volonté du gouvernement opposée aux freins du terrain, il faut répondre par le dialogue avec l’ensemble des parties prenantes. Mais aussi, accepter que la biodiversité ou l’eau soit devenue tout aussi importante que l’emploi local ou les bénéfices de l’entreprise. C’est à ce prix que l’industrie du béton se transformera pour relever les défis du futur.

Ouvrir une carrière est un autre type de casse-têtes

L’ouverture ou le prolongement des autorisations d’exploitation d’une carrière reste un véritable casse-tête administratif. Carrière Eqiom de Bayel, dans l’Aube. [©ACPresse]
L’ouverture ou le prolongement des autorisations d’exploitation d’une carrière reste un véritable casse-tête administratif. Carrière Eqiom de Bayel, dans l’Aube. [©ACPresse]

Partie intégrante de l’industrie du béton, les carrières sont sur un temps d’exploitation et d’instruction plutôt long. Où les obstacles semblent plus nombreux que pour le reste de l’industrie…

Si vous lisez ce texte avant le dossier général – spoiler alert -, sachez qu’ouvrir un site industriel sur le territoire français est compliqué. Mais ouvrir une carrière place la barre beaucoup plus haut ! « En préambule, il faut dire que le maillage actuel des carrières en France est bon, explique Julien Fourier, responsable foncier environnement chez Eqiom. Nous gérons nos réserves. Tout en voyant le nombre de carrières françaises diminuer. » En moyenne, il faut une bonne dizaine d’années pour ouvrir une carrière et à peine moins de temps pour étendre une concession déjà existante.

« Il y a plusieurs étapes pour ajouter une carrière à son actif, explique Boris Nieto, directeur développement, environnement et foncier pour le Sud de la France chezCemex. Le premier critère est la géologie. Il faut identifier une ressource et ensuite, sécuriser ce foncier. » Sur ce point, une amélioration de la situation est en cours. « Depuis deux ans se mettent en place les schémas régionaux des carrières, confie Hervé Chiaverini, responsable foncier et environnement chez Lafarge Granulats. Ceci nous permet d’avoir un argument administratif à opposer aux PLU, afin de dialoguer avec les maires. »

A chaque carrière, sa sensibilité

Les édiles, comme les associations locales ou les riverains, sont “l’obstacle” suivant. « Il y a des règlements et des normes à respecter, sur l’eau, les poussières, les flux de camions, la biodiversité et l’archéologie, poursuit Hervé Chiaverini (Lafarge). Elles sont nombreuses et drastiques, mais ces réglementations sont anticipables et, bon an mal an, simples à respecter. La question de l’acceptabilité est plus subjective. »

Cette fois-ci, les mots d’ordre sont dialogue et explication. « Il faut échanger avec les riverains, les associations locales, nos clients, l’administration et les élus locaux, explique Julien Fourier (Eqiom). Participer aux conseils municipaux pour répondre aux questions. Ouvrir les portes des carrières pour que les riverains comprennent ce que l’on fait. Chaque carrière a son enjeu, sa sensibilité. Il faut co-créer le projet avec les acteurs locaux. » Ce que confirme Boris Nieto (Cemex) : « Il faut trouver le meilleur compromis entre notre activité économique et les enjeux locaux. Avec de la transparence, nous battons en brèche les clichés et travaillons en bonne intelligence ».

Organiser la remise en état

L’un des points les plus sensibles est sans doute la sortie d’exploitation. A savoir, la remise en état de la zone exploitée. « Il y a de plus en plus d’obligations réglementaires sur nos fonciers. En général, il faut compenser un milieu exploité à de multiples titres, parfois sur des surfaces importantes. Mais c’est très important pour nous. Nous contribuons à la protection de la biodiversité », reprend Boris Nieto (Cemex). Et Julien Fourier (Eqiom), d’ajouter : « La remise en état s’anticipe et se fait de nouveau en partenariat avec les associations locales. Cela peut aussi être l’occasion pour une municipalité de se voir dotée d’un nouvel espace de loisirs (zone naturelle, parcours écologique et pédagogique, base de loisirs…), et donc d’augmenter son attractivité. »

En revanche, un autre défi se profile pour les carrières, celui du recyclage des bétons issus de la déconstruction. Si les carriers disposent des équipements pour traiter la ressource, celle-ci est pour l’essentiel résultante des milieux urbains, alors même que les carrières sont plutôt implantées à la campagne. « Il est certain qu’il va falloir installer de nombreuses plates-formes de recyclage pour trier et nous expédier les matières, abonde Hervé Chiaverini (Lafarge). Sans compter qu’il faut absolument travailler en circuit court pour que l’éco-système fonctionne. » C’est une autre aventure qui commence.

Article par dans Béton[s] le Magazine n° 111

Suivez-nous sur tous nos réseaux sociaux !